Bataille d'Instruction du 46ème Régiment d'Infanterie au Chêne la Reine

Roger Berlin (né le 25 mars 1915 à Sens) relate son affectation au 21ème  Bataillon d'Instruction du 46ème Régiment d'Infanterie qui, le 13 Juin 1940, au village de « Le Chêne La Reine » ont repoussé par deux fois un ennemi mieux armé et cela à 1 contre 10 ou 15 et qui sont morts en soldats.

Ce cahier sans aucune prétention relate la vie d'un soldat français parmi tant d'autres pendant la guerre et la captivi 1939-1945. 

Relevé jour après jour, malgré les difficultés du moment, il évoque l'amertume d'une défaite, la révolte d'un être humain ravalé au rang d'une bête, le désespoir d'un fils, d'un époux, d'un père, l'espérance enfin qui nous a permis d'arriver au bout.

Il a été dit que l'Armée Française n'avait pas fait face à l'ennemi.

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Roger BERLIN, en captivité

Je n'ai pas écrit ce livre pour juger de ceci ou de cela. Ce que j'ai écrit est l'exacte vérité. Nous nous sommes trouvés face à face avec une armée allemande, bien équipée bien armée. Et bien souvent nous n'avions pas d'armes on si nous en avions, les munitions ne correspondaient pas à ces armes, ou faisaient totalement défaut.

Je ne signalerai que le fait d'avoir demandé à une quinzaine d'hommes s'ils voulaient continuer à se battre quand tout semblait perdu, n'a amené qu'une seule réponse : «nous continuons ». Cela s'est certainement produit en beaucoup d'autres endroits pendant cette guerre.

Après les mois de «drôle de guerre », c'est le baptême du feu.

10 mai, déclenchement de la vraie guerre. La compagnie joue au foot-ball dans un champ quand nous entendons le premier bombardement sur Tergnier-Beautor, 4 km du cantonnement. 

Des parachutistes sont signalés, nous partons à leur recherche et ne trouvons rien. Les usines de Beautor flambent. La gare de Tergnier est sérieusement touchée.

15 mai, le bataillon se rend de nuit dans la forêt de Saint-Gobain. Des autobus parisiens viennent nous chercher. Les voiturettes de mitrailleuses sont parties le matin, destination le nord, nous ne les retrouverons jamais.

15 mai, baptême du feu. Nous voyageons toute la nuit et là où nous devions nous rendre, les Allemands y sont avant nous. Nous échouons à Rethel dans un café vide de ses habitants, mais les bouteilles sont pleines et bientôt vides. Nous dormons dans le café avec notre premier bombardement au-dessus de nos têtes (canons) à partir de 16 heures.

Nous nous retranchons derrière le canal. La 3ème compagnie fait sauter le pont sur le canal.

16 mai, on nous place en position de combat dans un champ labouré par les trous de bombes. Comme protection, quelques vaches tuées depuis plusieurs jours, c'est intenable, mais nous n'avons pas le choix. Les Allemands sont à 300 mètres de l'autre côté du canal.

Nous sommes des mitrailleurs ... sans mitrailleuses, et l'on distribue 5 cartouches de Lebel à chaque homme.  Je précise bien: 5 cartouches !!

Nous ne nous en servons pas, les Allemands sont bien planqués et si l'on bouge le petit doigt, on entend les rafales au-dessus de nos têtes (car eux ont des mitrailleuses). La position n'est pas tenable et nous décrochons pour nous abriter derrière un remblai de voie de tacot qui relie une briqueterie à droite à la grande ligne à notre gauche, nous y creusons des trous mais cela s'éboule facilement. Nous resterons là 17 jours.

12 heures : désigné pour une patrouille de reconnaissance, je pars avec 3 volontaires. Nous suivons une route dans les fossés d'arbre en arbre, nous recevons des coups de feu et au bout de route rien.

Un petit bombardement au canon nous oblige à nous abriter dans une maison. Nous en ramenons 3 lapins et 1 kg de sucre. Cela est très utile, nous ne savons pas où est passée la roulante. Des chasseurs s'installent dans la briqueterie à notre droite avec 3 gros chars (dont 2 en panne).

18 heures. Les Allemands attaquent; 2 de nos compagnies les reçoivent aidées par les chasseurs mais 2 des 3 chars sont en panne et le 3ème ne bouge pas !!!

Les Allemands sont repoussés et ne passent pas le canal. L'église de Rethel et beaucoup de maisons flambent.

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Notre chef de bataillon, le commandant Munerot, se rendant compte de notre mauvaise position, de notre armement réduit et recevant un ordre d'attaquer, se suicide devant l'officier porteur de cet ordre. Ce sera le premier mort du bataillon.

Samedi 18 mai, toujours à la même place.

Les Allemands nous envoient du canon à longueur de journée, mais pas d'attaques sérieuses, quelques infiltrations sont repoussées avec pertes.

Nous déjeunons avec les officiers dans une maison située près de la voie ferrée, le déjeuner a été soigné mais au dessert, le toit et les murs remuent un peu trop et sous un bombardement intense nous regagnons nos abris, j'ai toute la pépinière à traverser et cela éclate par terre tout autour. On croirait un champ de mines qui saute.

Le lieutenant Favreau fait fonctionner le téléphone de trou en trou, il est sidéré que je sois rentré sain et sauf (moi aussi).

En patrouille avec 7 volontaires pour savoir ce que nous avons à notre droite.

15 heures : 2 kilomètres de marche de fossés en fossés l'arme au poing et nous ne rencontrons ni français ni allemands.

Vu à la jumelle un avion allemand parterre. Environ 2 km 500, nous y allons prudemment.

Les mitrailleuses des tourelles tournées de notre côté, l'avion sur le ventre. Nous l'encerclons en tirailleurs. Un homme paraît, un soldat, mais sans uniforme défini plutôt un bleu de mécanicien.

A notre commandement, il lève les bras. C'est parait-il un français chargé de récupérer les instruments de bord. Et nous recevons à l'instant une série de coups de canons venus de la colline d'en face d' où parait-il les Allemands nous voient. Nous refaisons le chemin inverse mais au pas de course cette fois car il n'y a rien pour s'abriter.

A plat ventre quand ça tombe et au pas de course entre deux rafales. Nous essuyons ainsi 7 rafales de 4 canons et arrivons à bout de souffle à la briqueterie juste pour recevoir les murs sur la tête. Pas de blessés mais 1 manquant.

Je veux retourner à l'avion le chercher mais je cède devant l'opposition des autres. Le manquant rentrera 2 heures après, il était resté caché sous l'avion, et avait eu moins chaud que nous. Le sergent vaguemestre Chollé est tué, son adjoint blessé en traversant une rue du pays, j'apprends cela en allant me faire soigner un pied au bataillon.

Sans nouvelles de chez moi depuis longtemps, je reçois ce jour 21 lettres ensemble.

Dimanche 20 mai, c'était trop beau pour que ça dure après quelques jours tranquilles (relativement).

Je viens de déjeuner et je dors il est 15 heures, cette fois c'est pour la section. Un éclatement bouche l'entrée de mon appartement (1,50 m sur 0,80 m sur 0,80 m). A part cela, pas de dégâts, les obus tombent comme de la grêle : à 100 mètres devant moi, Rethel flambe et les balles sifflent au-dessus de nos têtes. Je ne me fais pas d'illusion, c'est une attaque qui se prépare.

16 heures, je fais un petit tour pour savoir s'il y a du dégât. Tout va bien et je reviens fumer ma pipe en attendant la fin de ce déluge.

17 heures, c'est fini je fais l'appel, tout le monde est là, en somme beaucoup de bruit pour rien. Mes gars m'invitent à vider une bouteille de Champagne dégotée Dieu sait où.

Nous n'avons pas le temps de la finir, ça remet ça.

Le lieutenant Moysan (séminariste) a été tué ce matin avec un homme par nos canons tirant trop court. Le bombardement a continué toute la nuit, soit en tout 16 ou 17 heures. L'attaque est déclenchée. Les Allemands tiennent la rive nord du canal dans le pays. Les Français se replient sur nous.

9 heures, on ne peut plus tenir, nous faisons un repli de 2 kilomètres sous le bombardement. Plusieurs des nôtres sont tués ou blessés.

Les autres sections de chez nous se sont repliées en longeant la ligne, protégées de la vue des Allemands par le remblai. Ceux-ci s'en sont doutés et ont allongé leur tir par-dessus le remblai ce qui explique la casse des autres sections.

Notre section (Iieutenant Favreau) a longé le remblai à la vue des Allemands sous les ronces et les épines, mais n'a pas eu de mal. Pour moi, ne pouvant presque pas marcher (abcès sous le pied), j'ai suivi le même chemin avec pas mal de retard et les Allemands sur mes talons.

13 heures : les Allemands tiennent nos anciennes positions. Le bombardement par canons a duré 22 heures. Regroupement dans le tunnel du chemin de fer, probablement de Tagnon. Une batterie de 75 est en position sur le tunnel. Les Allemands tirent sur la voie et les cailloux volent dans le tunnel qui est intenable.

20 heures : contre-attaque française par le 152ème RI. Les blessés légers après pansement sommaire sont de la partie, remontés aussi par quelques caisses d' alcool qui se trouvaient là par hasard ?

Notre section dort au-dessus du tunnel à côté des canons de 75, ils ont paraît-il tiré toute la nuit. Pour ma part, je dormais et ne les ai pas entendus.

Mardi 21 mai, 21 heures nous reprenons nos anciennes positions. Nuit calme.

Mercredi 22 mai, journée et nuit calmes.

Jeudi 23 mai, journée et nuit calmes.

Vendredi 24 mai, le sous-lieutenant Perrin est blessé. La 3ème compagnie est relevée. Journée et nuit calmes (Je saurai 20 ans plus tard qu'un de mes meilleurs camarades a été tué ce jour).

Samedi 25 mai, 17 heures, 41 bombardiers allemands direction sud-ouest.

Dimanche 26 mai, journée et nuit calmes. Décidons de faire des tranchées dans le dessus du remblai. Veille de nuit dans la tranchée. Orage, enlisé je perds mon fusil et mon sac. J'ai bien du mal à m'en sortir, je suis dans la boue jusqu'aux cartouchières.

Lundi 27 mai, 19 heures, le bombardement par canons recommence. II durera 18 heures de suite.

Mardi 28 mai, 20 heures : bombardement par canons.

Jeudi 30 mai, journée et nuit calmes.

Vendredi 31 mai, 19 heures : bombardement par canons.

22 heures : les Allemands nous font de la musique, disques de Maurice Chevallier et un discours par radio. En substance: « Français, vos chefs vous ont trahis, vous avez perdu la guerre. C'est inutile de continuer la lutte » etc, etc ... (Nous saurons beaucoup plus tard que la radio de nuit servait également à couvrir le bruit des chars qui venaient prendre position sur la ligne de front). Des rafales de mitrailleuses font la réponse.

Samedi 1er juin, 18 heures (Canon).

Dimanche 2 juin, 9 heures (Canon).

21 heures : relevés, couché à Bignicourt. Tué et rôti un mouton pour la section.

Lundi 3 juin, départ de Bignicourt à 21 heures en camion. Caporal Macaire, prêtre, tué avec 3 hommes.

Mardi 4 juin, arrivés à Le Chêne La Reine (Marne). Descendu aux positions sur la Marne, à 17 heures, avec 11 hommes.

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Nous trouvons là des hommes moitié soldats, moitié civils qui nous laissent la place et nous trouvons (enfin) des mitrailleuses (2) et 4 fusils-mitrailleurs. Cela nous remonte un peu le moral. II ne manque que les munitions !!! Mais, après quelques heures, en furetant partout, on en trouve quand même. Nous dégotons même un canon de 25 qui est attribué au sergent Cibert qui connaît les engins-là.

Je monte en grade (responsable du secteur ?).

Nous commençons à y voir clair et à savoir où sont nos voisins. Le sergent Bourge est devant moi à gauche, l'adjudant Blin à ma droite en face. Nous ne sommes pas serrés pour tenir le secteur, et personne en appui mais nous avons des outils et l'on espère les retarder un peu.

Des promesses, nous en avons aussi ... Un régiment va arriver d'un moment à l'autre !! Pourvu que cela soit vrai car nous savons par expérience que nous ne pèserions pas lourd tout seuls pour ceux d'en face.

Pas d'abris sinon quelques fagots sous un arbre, tout le monde est fatigué et il faut que je me fâche pour aller faire couper des bois le long de la Marne pour faire des abris et mettre de la terre dessus et autour. Ca rouspète dur mais ça se fait.

Jeudi 6 juin, 13 heures. Les avions allemands arrosent les crêtes. Une mitrailleuse contre avions 13/2 s'installe derrière nous à 400 mètres (je saurai plus tard qu'elle n'avait pas de cartouches).

J'ai dans mon groupe Mompetit, Defurne, Degremont, Laurent, Leroy, Willemetz, Lemaitre, Karsmarek, Delambre, Lannoy, Couvreur. Cibert est avec 5 hommes au canon de 25 sans obus.

Dimanche 9 juin, 17 heures. Nous trouvons une 13/2 sans munitions et puis personne ne sait comment ça marche cet engin. Trois avions italiens en rase motte nous arrosent à balles et bombes (à côté). Des maisons flambent à Reuil et Oeuilly.

Aucun ravitaillement. Ceux du bataillon là-haut ont l'air de nous ignorer. Deux volontaires vont dans les villages et ramènent 1 gros canard, 2 lapins, du vin. La grosse histoire, c'est de faire du feu sans qu'il se voie, enfin nous soupons et depuis le temps, ça ne fait pas de mal. Marc Bourge vient voir notre campement et nous « chiner du tabac ».

Mardi 11 juin. Ce jour, à 21 heures 30, notre voisin de gauche à Rethel (21/48) est fait prisonnier du côté de Pauvre. Le bataillon nous expédie ... du lait. En d'autres circonstances, le cuistot n'oserait même pas s'approcher, il est d'ailleurs assez mai reçu, surtout quand il nous dit qu'au pays il y a du Champagne.

Mercredi 12 juin, 8 heures. Les Allemands arrivent sur la Marne, à notre gauche (ouest).

10 heures, bombardés mitraillés (avions) (à côté), encore des italiens. Trouvons un canon de 75 abandonné sans munitions, il a Pair tout neuf.

12 heures. Les troupes françaises se replient au sud de la Marne (manque d'artillerie et d'aviation). Un groupe d'artillerie au grand galop passe le pont venant des hauteurs, chevaux sans conducteur, traits coupés, caisson sans roues, ce n'est pas réconfortant.

13 heures. Le pont de Port-à-Binson saute.

14 heures. Le canon remet ça. Un obus arrive de plein fouet sur une guitoune. Je vais voir m'attendant å de la casse (les 4 gars jouent aux cartes). Ce fameux abri renforcé en rouspétant.

Les Allemands arrivent sur la rive nord à 300 mètres de nous. Nous ouvrons le feu de toutes nos pièces sur une infiltration, ces messieurs n'insistent pas (pour l'instant).

Les 75 de la D.I. sont sur la crête d'Oeuilly et ouvrent le feu, les 77 répondent. Les 75 tirent en fusants et nous arrosent. Les 77 sont pour Oeuilly à côté de nous.

18 heures. Le pont de Reuil saute.

20 heures. Pas de ravitaillement aujourd'hui. Nous suçons nos pouces.

Je dois faire prendre des munitions à Oeuilly, c'est impossible : le pays flambe.

Marc Bourge doit être en train de s'expliquer avec les Allemands, j'ai l'impression que c'est lui qui a reçu l'avalanche.

Une compagnie, ou plutôt un bataillon français descend (enfin) des côtes d'Oeuilly. Les pauvres gars tombent en plein bombardement par fusants, il y a de la casse et ils n'insistent pas. Je ne sais pas où ils repartent (c'était le 21/48 RI). Je ne peux rien faire que regarder. II y a de la mitrailleuse dans tous les coins sauf derrière nous, nous avons l'impression d'être au milieu d'une tenaille qui se ferme.

J'envoie un homme du coté de Bourge. Il revient me dire que de l'emplacement du sergent Bourge on tire sur nous. Je ne suppose pas un seul instant que lui et ses hommes soient tombés sur la tête, mais j'en déduis qu'ils ont étés secoués et je pense que maintenant c'est à nous. Je n'ose pas tirer de peur qu'ils aient décroché un peu et alors je leur tirerais dans le dos; il fait nuit noire, il est d'ailleurs impossible de s'y retrouver dans ces éclairs qui partent de partout: à ma droite c'est pareil, ils sont certainement accrochés aussi.

22 heures. Je fais un tour aux environs et j'entends le lieutenant Vétrol crier « Repli. Repliez vous ». Je rends compte au sous-lieutenant Larre qui va au renseignement avec Malinconi et Leroy. Celui-ci revient me dire d'avertir Bourge de se replier sur Le Chêne La Reine et moi aussi. Il est impossible de prévenir Bourge. Les Allemands sont à sa place et tirent sur nous.

Il est impossible de monter à flanc de coteau en pleine nuit avec une bagarre pareille et les pièces. Avec Cibert et son groupe, nous détériorons le canon et les pièces et passons au sud d'Oeuilly en flammes pour rejoindre ce qui reste du bataillon par la colline.

Les chemins sont coupés, il pleut à torrent, nous passons à travers grillages, ronces, barbelés, sur une pente abrupte.

Des blessés du bataillon arrivé toute à l'heure, le 21/48, nous demande de les emmener, nous les pansons sur place, mais il nous est impossible de les évacuer.

Après 2 heures de marche, nous arrivons à Le Chêne La Reine (4 km) où se trouvent le capitaine Leclaire, chef de bataillon, et le lieutenant Picherit (Erreur: le capitaine Leclaire que je n'ai jamais vu, était à Oeuilly). Ils ne savent rien de ce qui s'est passé en bas. Je rends compte au Lieutenant Picherit qui a l'air de croire les Allemands à 30 km d'ici au moins !! Je relate ici la conversation du lieutenant Picherit avec moi :

Lt Picherit           Vous n'aviez pas l'ordre de quitte les positions,

R.Berlin              Un ordre verbal crié à pleins poumons par le lieutenant Vétrol,

P.                      Vous ne dépendez pas du lieutenant Vétrol,

B.                   J'ai rendu compte au sous-lieutenant Lane qui m'a fait savoir verbalement de me replier ainsi que Bourge,

P.                      Vous deviez avoir un ordre écrit du capitaine,

B.                      Le capitaine n'est plus à Oeuilly depuis longtemps ou bien, s'il y est, il est rôti,

P.                      Bourge, Blin et les autres ne sont pas remontés, vous n'aviez pas à le faire,

B.                      Ils ne remonteront plus, maintenant,

P.                      Je vous croirai quand le capitaine sera ici. En attendant, vous allez envoyer un homme vers l'adjudant-chef,

B.                     Mon lieutenant, je n'enverrai personne, cet homme ne passera pas, les Allemands sont entre l'adjudant-chef et nous. Tout le monde est crevé et nous n'avons rien mangé depuis hier,

P.                      Bien, nous règlerons cela demain.

Malgré que nous soyons recrus de fatigue, je reçois l'ordre de prendre position à l'entrée du village que je ne connais pas. Je prends 10 hommes avec moi et le reste s'en va dormir. Je poste les hommes en sentinelles. Karsmarek que j'ai posté à l'orée d'un bois revient me dire qu'il y a une petite troupe qui traverse le bois et qu'elle parle allemand. (Karsmarek, d'ascendance polonaise, parle l'allemand). Je fais rendre compte au lieutenant Picherit qui me fait répondre que nous dormons debout et voyons des Allemands partout, mais il ne se dérange pas. Sur le matin, le sergent Cibert me remplace avec son groupe. Je vais dormir dans une cave. Je n'ai toujours rien mangé, seulement bu un peu de Champagne : il y en a partout ici.

13 Juin 1940. 6 heures. Le lieutant Picherit m'apprend qu'il a envoyé Cibert avec un homme prévenir l'adjudant-chef à 4 km d'ici. Je déclare au lieutenant que ce n'était certainement pas à Cibert d'y aller crevé comme il était alors que d'autres ici sont certainement mieux reposés et mieux nourris et que de plus ils ne reviendront pas. Les Allemands nous ont certainement dépassés cette nuit. Je me fais traiter d'idiot, de défaitiste (Nous avons su depuis, qu'ils étaient aux portes de Paris ce jour) (nous n'avons pas revu le Sergent Cibert).

7 heures. Je trouve quand même à manger et du linge propre, cela me recale un peu. Le sergent-chef Niemenchensky vient m'annoncer le plus tranquillement du monde que le lieutenant Picherit ne parle pas moins de me faire passer par les armes, motif: désertion devant l'ennemi et propos défaitistes.

Cela me sidère un peu mais je lui dis, ne t'en fais pas, d'ici que cela arrive, il y aura du changement dans le secteur. Avant, il faudra qu'il cherche le capitaine et il ne le trouvera pas de sitôt.

Je crois sans en être certain que dans la matinée du 13 certains qui étaient au village d'Oeuilly sont remontés et ont expliqué à leur tour la bagarre du 12 en bas.

9 heures. Le lieutenant Picherit m'envoie poster mon groupe à la sortie nord du pays. Je trouve là dans une sorte de carrière l'adjudant Lecoq qui regroupe sa section. Il avait eu une attaque au petit jour devant le pays.

Nous trouvons 2 mitrailleuses dont une avec le trépied brisé par un obus de mortier. Les fusils mitrailleurs sont restés en avant du pays, détériorés paraît-il. Je me fais expliquer où ils sont et vais les chercher, je les trouve à 400 mètres et en même temps 2 Allemands à 20 mètres de moi, ils ne m'ont pas vu et ils rentrent fouiller une ferme isolée. Je n'ose pas charger les FM et tirer: s'ils s'enrayent, je suis cuit, je n'ai pas d'arme sur moi. Je reviens à 4 pattes avec les 2 FM et les munitions et j'active le mouvement pour la défense de notre coin.

Un motard allemand vient sur le village: il est reçu à la chicane de la route par des FM: blessé, soigné au bataillon, il déclare (Karsmarek, interprète) : «je croyais le pays vide, nous l'avons dépassé depuis longtemps ». Nous regroupons ceux qui restent; 18 hommes, dans le coin, pas trop mal armés.

10 heures. Nous repoussons une infiltration qui se présente entre les bâtiments de ferme. Il y a un barrage avec des machines agricoles et des voitures : plusieurs allemands y restent accrochés. La défense est organisée à l'intérieur du pays.

13 heures. Pas de soupe, uniquement du Champagne. Ca ne remplit guère l'estomac, mais ça soutient le moral.

Nous délogeons un mortier allemand qui nous arrose depuis un peu trop longtemps. Nous sommes encerclés et sentons que cela se resserre. Nous tirons sur tout ce qui bouge de loin ou de près

16 heures. Un obus de mortier tombe derrière nous tuant Brudaire et Boizard pourtant abrités dans un boyau couvert de tôles et de terre (ils remplissaient les chargeurs de FM).

Nous sommes 4 dans un trou de mitrailleuse : un obus tombe dans notre trou, un blessé Accard à côté de moi à la cuisse traversée par un éclat. Je crois que c'est l'affût de la pièce qui m'a protégé des éclaboussures. Je fais évacuer Accard par deux hommes. Nous délogeons un second mortier.

L'adjudant Lecoq envoie un homme dans le château d'eau à côté de nous. Aussitôt la mitraille pleut dessus. L'adjudant Lecoq voudrait que je m'installe à sa droite parce que d'où nous sommes, on est repérés. Je lui réponds qu'ici on est encore dans des trous et qu'ailleurs nous ne pourrons pas en faire. Il s'entête et part en reconnaissance pour déplacer les pièces du sergent Baudoin (plus docile que moi). C'est calme à ce moment-là. On entend un seul coup de feu. C'est pour l'adjudant Lecoq : tué net.

17 heures 30. Nouvel assaut guidé par un petit avion. Cette fois c'est déjà plus sérieux. Les bandes de mitrailleuse défilent à un cadence accélérée, j'ai pris la place du tireur, ça crache de partout.

Un soldat isolé (je ne sais pas son régiment) fait le coup de feu au mousqueton près de nous, il reçoit une balle dans l'avant-bras droit, il retrousse sa manche pose son mouchoir et tire de la main gauche. Debout vers un pan de mur, il n'est guère abrité, il reçoit une balle dans la jambe et s'abat par terre, se relève, tire encore. Une troisième dans la jambe, il s'arrête n'ayant presque plus de munitions. Nous lui crions de s'en aller. Il doit être devenu fou ou presque, il nous menace de son arme si nous ne lui donnons pas de cartouches.

Maintenant complètement à découvert il tire au hasard jusqu'au moment où, épuisé, il s'écroule; je le fais transporter loin du feu ; les gars à plat ventre le tirent derrière eux (très drôle).

Je compterai pendant une pause de quelques minutes 17 allemands accrochés aux machines agricoles : 17 pour nous et combien pour le reste du bataillon dans le village ? Pas de chance pour eux, ils ne verront pas Paris où leurs camarades sont déjà arrivés. Pour eux, adieu la grosse Deutschland.

L'attaque se termine, pas trop de casse chez nous, mais on ne compte plus les allemands accrochés dans le barrage. Nous allons être tranquilles un petit moment. Un peu de ravitaillement, tabac, champagne. On ne l'a pas volé, mais on aimerait casser la croute un peu mieux.

L'avion réapparait, je tire dessus à balles traçantes et il s'en moque éperdument. Cela nous laisse prévoir une autre séance. Les mortiers recommencent en effet mais cette fois ils sont bien camouflés, sans doute enterrés et nos armes n'y peuvent rien.

20 heures. Cette fois, ça y est, c'est la grande danse. Ils y ont mis le paquet, c'est par centaines et centaines que nous les voyons arriver. Il n'y a plus d'espoir de s'en tirer. Nous tirons encore tant que nous pouvons. Il y a un arrêt mais l'on sent que l'assaut va venir et va nous submerger.

Nous tenons un bref conseil. Nous avons fait ce que nous avons pu. Continuer serait le signal de notre massacre à tous, à 13 que nous restons. Nous ne pourrons pas faire face plus de quelques minutes.

Des ordres en français nous viennent d'en face, et ma foi la rage au coeur nous basculons les pièces et jetons les fusils : «Les mains en l'air, sortez des trous ! », voilà ce que nous entendons en français. Je ne sais pas comme nous sommes, mais les premiers allemands qui s'avancent me font peur tant leur visage est révulsé par la colère et la rage.

L'un d'eux, une mitrailleuse légère sous le bras continue de tirer bien que nous soyons debout les bras en l'air. Plusieurs de mes camarades tombent encore. La gueule de la mitrailleuse tourne lentement de notre côté, et un officier allemand avec un vigoureux coup de pied au cul du tireur, arrête celui-ci : pour quelques-uns il était temps.

Un allemand s'avance vers moi, désigne ma baïonnette restée au ceinturon, l'enlève et m'en menace, il la jette, prend son fusil par le canon et m'assène un coup de crosse sur le casque, mon oreille gauche saigne et j'aurai longtemps 2 trous sur le crâne. Dans la carrière, j'entends le sergent Baudoin crier sans arrêt « je suis blessé ». J'apprendrai plus tard en Allemagne qu'il est mort là faute de soins (Par le bulletin des Prisonniers de guerre, j'ai appris en Allemagne que Mme Baudoin demandait des précisions sur la mort du sergent Baudoin. Je lui ai écrit et c'est ainsi que j'ai su qu'il était décédé dans la carrière).

Les Allemands nous rassemblent au bord de la route. Sur les 18 que nous étions le matin, 3 seulement dont moi sont sans blessures, les autres morts ou plus ou moins touchés. Nous ne pouvons dénombrer nos morts exactement.

Le lieutenant Favreau a reçu à bout portant une décharge de pistolet qui lui a brûlé l'oreille et les cheveux. Quand je lui demanderai ce qu'il a, il me répondra «ils sont rudement maladroits pour rater un homme en lui tirant sous le nez ».

Le sous-lieutenant Lane (que l'on n'a pas vu pendant la bagarre) a enlevé ses galons avant la ruée ; les Allemands à ses vêtements le reconnaissent pour un officier, il y a discussion entre les officiers allemands et j'ai vu le moment où Lane allait passer un mauvais quart d'heure, enfin ils l'ont laissé tranquille.

Un blessé de mon groupe, la cuisse traversée, se plaint assis par terre, je veux traverser la route pour ramasser un paquet de pansements et j'ai un pistolet sous le nez. Enfin, on s'explique par gestes, je le soigne comme je peux mais le sang coule à flots et je le ligature avec ma ceinture de flanelle.

L'officier allemand commandant les troupes déclare à notre capitaine: «Vous n'étiez pas nombreux, mais vous nous avez fait un mal terrible ». Cela nous fait penser à la devise de la C.A.2. : le hérisson (« Qui s'y frotte s'y pique »). J'apprendrai le lendemain que notre commandant de compagnie, le lieutenant Picherit, n'a pas attendu la bagarre pour s'en aller.

Sous la conduite de soldats allemands, nous allons à quelques km dans une ferme où nous couchons dans une grange. Les grands blessés sont évacués, un major allemand soigne sur place les moins touchés.

Cinq ans de captivité nous attendent...

Quelques jours après les combats, à leur retour, les habitants évacués trouvèrent leur hameau ravagé par les combats et les incendies et procédèrent pieusement à l' inhumation provisoire des corps de nos soldats qui furent ensuite regroupés dans des sépultures militaires ou rendus aux familles.

***

La citation ci-dessous m'est attribuée, à laquelle j'associerai toujours les hommes de mon groupe qui unanimement m'ont toujours répondu «On continue!» quand je leur ai exposé la gravité de la situation après la deuxième attaque.

Le général de corps d'armée Bridoux, secrétaire d'état à la Défense, cite à l'ordre du Régiment

BERLIN Roger, sergent au 21ème Batailion d'Instruction du 46ème R.I., chef de groupe

Le 13 juin 1940, au cours des combats de Le Chêne La Reine, a su, par son exemple et son ascendant sur ses hommes, maintenir énergiquement sa position malgré les feux violents d'un ennemi supérieur et en dépit de l'encerclement, a fait preuve d'un sens profond du devoir et d'une grande bravoure.

Le présent ordre comporte l'attribution de la Croix de Guerre avec étoile de Bronze.

Vichy, le 4 novembre 1943

Signé: Bridoux

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